Chapitre 27
Raphael m’emmena le long d’un couloir puis ouvrit une porte avant de descendre dans une cage d’escalier mal éclairée. Dans ma vision périphérique, je constatai que Grand Chef et l’autre démon suivaient. Aucune chance que nous puissions accéder au sous-sol sans escorte.
Mon corps rebondissait contre l’épaule de Raphael pendant que ce dernier descendait l’escalier. Puis, au lieu de me déposer en me mettant debout, il me balança de son épaule et me laissa tomber sur le sol. Sur le sol dur de ciment, devrais-je ajouter. Une fois encore, je fus contente que Lugh bloque la douleur.
Lugh se tortilla par terre afin que nous puissions voir la pièce dans laquelle nous avions été amenés.
Je m’étais douté que nous avions très peu de chances de pouvoir simplement prendre les fillettes et nous enfuir avec un minimum de risques. Mais même ce minuscule espoir s’évapora quand je regardai autour de moi.
Un démon inconnu – Alex, je supposai –, assis sur une chaise près de l’escalier, tenait la fillette la plus jeune sur les genoux. Cette dernière était endormie et, bien qu’échevelée elle ne soit pas aussi mignonne que sur la photo, sa fragilité éveilla en moi un instinct maternel que je ne pensais pas avoir. Je voulais l’arracher des bras de ce démon et lui faire payer de l’avoir touchée.
L’autre fillette était enveloppée dans une couverture à même le sol. Elle aussi dormait, le pouce dans la bouche, les genoux repliés sur la poitrine. Je suppose que quand on est jeune et fatigué, on peut dormir n’importe où, même sur un sol de ciment froid pendant que des démons vous retiennent en otage.
Nous ne pouvions rien tenter d’agressif tant que le démon tenait la petite fille. Elle serait morte ou possédée dès que nous bougerions un doigt.
La situation me parut pire encore quand je remarquai le matelas gonflable et le lit de camp juste à droite de l’escalier. Grand Chef et son copain se dirigeaient vers ces lits improvisés et je compris qu’ils dormaient tous là avec les fillettes. Comme si aucun d’eux n’était capable de se charger seul d’enfants de trois et cinq ans ! On peut dire que c’était assez excessif.
Raphael resta debout pendant un moment à estimer la situation. Pas grand-chose ne transparaissait sur son visage mais il devait être arrivé à la même conclusion sinistre que moi : cela n’allait pas être du gâteau et nous allions maintenant passer à la partie « improvisation » de notre plan.
— Je suppose que vous n’avez plus besoin de moi ? demanda Raphael au Grand Chef qui s’était assis sur le matelas gonflable et se débarrassait de ses chaussures et de ses chaussettes.
Grand Chef eut un petit rire méprisant sans prendre la peine de lever les yeux.
— Je n’ai jamais eu besoin de toi.
Raphael haussa les épaules.
— Bon, eh bien, bonne nuit.
Et il commença à gravir les marches d’un pas lourd. Que manigançait-il ? Mon intuition me disait qu’il allait faire demi-tour au dernier moment et essayer de tirer sur le démon qui tenait la petite fille. Ce dernier était notre plus grande et plus immédiate menace. Mais cela laissait deux démons et deux fillettes dont il faudrait s’occuper. Les enfants se réveilleraient probablement et paniqueraient en entendant le coup de feu. Si les démons étaient intelligents, ce que j’étais prête à parier, ils se jetteraient tout de suite sur les enfants pour les utiliser comme boucliers. Que ferions-nous alors ?
Mais Raphael ne fit pas demi-tour, il partit sans même un regard derrière lui. Il monta l’escalier, ouvrit la porte et sortit du sous-sol. Je retenais mon souffle, m’attendant toujours qu’il tente une attaque surprise. Mais il ne le fit pas.
Grand Chef vint s’agenouiller près de moi.
— Si j’entends ne serait-ce que le moindre piaulement de ta part, les fillettes vont payer. Tu as pigé ?
Je ne répondis pas et Grand Chef ponctua son propos d’un méchant coup de pied dans les côtes. J’entendis quelque chose claquer et Lugh réprima un cri.
— Ça devrait t’aider à comprendre que tu dois rester tranquille, dit Grand Chef.
Puis, m’abandonnant par terre, il se laissa tomber sur le matelas pneumatique. Son copain s’était déjà étendu sur le dos, les mains derrière la tête. À l’aise.
Et toujours pas de Raphael. Mon moral s’effondra et je nous maudis, Lugh et moi, pour avoir été aussi stupides.
— Nous n’aurions jamais dû lui faire confiance, dis-je avec amertume. Nous aurions dû savoir qu’il ne risquerait pas sa peau pour deux gamines. Il les a juste utilisées comme excuse pour posséder Tommy et maintenant qu’il a ce qu’il veut, qu’on aille se faire voir.
Peut-être aurait-il tenu sa promesse si le sauvetage avait paru plus facile. Mais quand il avait compris qu’il y avait peu de chances que cela soit le cas, il avait décidé de sauver les meubles et de nous abandonner ici. Après tout, il avait ce qu’il voulait, non ?
— Ne perds pas espoir, dit Lugh. Il pourrait avoir un autre tour dans son sac.
— Ouais, le couteau qu’il utilise pour nous poignarder dans le dos !
Je restai là à ruminer, me demandant, pendant environ cinq minutes, comment Lugh et moi allions pouvoir nous sortir de là sans que les fillettes soient tuées, ma rage augmentant à chaque seconde. Puis j’entendis des voix en colère provenant du rez-de-chaussée. Je reconnus l’une d’entre elles comme étant celle de Claudia. L’autre était celle de Tommy, ce qui me fit espérer que Raphael ne nous avait peut-être pas abandonnés tout compte fait.
Les voix furieuses se rapprochaient et je me rendis compte que ce n’était pas de la colère que j’avais perçue dans la voix de Claudia mais de l’hystérie. Tommy brailla quelque chose mais le sous-sol était trop en profondeur pour que je puisse distinguer ses paroles. La voix de Claudia se transforma en cri.
Grand Chef et son copain s’étaient tous les deux assis et observaient le plafond. Copain semblait amusé mais Grand Chef avait l’air énervé. Tout ce bruit polluait son sommeil de Belle au bois dormant. Alex était toujours assis telle une statue, la fillette endormie sur les genoux.
La porte en haut de l’escalier s’ouvrit d’un coup. Grand Chef et Copain bondirent aussitôt. Alex resserra son étreinte sur la fillette qui se réveilla et se mit immédiatement à pleurer. Ses pleurs réveillèrent sa sœur qui se mit à sangloter de concert, se recroquevillant le plus possible et tirant la couverture sur sa tête.
Tommy, le visage rouge de colère, les yeux embrasés d’une fureur démoniaque, descendit les marches. Claudia le suivait, s’accrochant vainement à son bras en criant.
— Non ! Je t’en prie ! suppliait-elle, mais elle ne pouvait pas plus l’arrêter qu’elle l’aurait fait d’un train lancé à toute allure.
Il la traîna jusqu’au bas des escaliers.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Grand Chef.
— Garce ! cria Tommy en repoussant violemment Claudia.
Elle percuta avec un cri de douleur le mur près de l’escalier avant de s’effondrer par terre.
— Qu’est-ce que… ? commença à répéter Grand Chef avant que Raphael l’interrompe.
— On ne va pas attendre demain matin pour régler tout ça ! lâcha-t-il en avançant à grandes enjambées vers la petite fille hurlant sur les genoux d’Alex.
Une partie de moi savait que c’était juste de la comédie. Si Raphael nous avait trahis, il se serait contenté de nous abandonner ici et nous n’aurions plus jamais entendu parler de lui. Il n’aurait certainement eu aucune raison d’engager une dispute avec Claudia, qu’il ne connaissait même pas. Mais la méfiance a la peau dure et le voir s’avancer vers cette pauvre enfant, une lueur assassine dans les yeux, m’inspira une sorte de terreur horrifiée que j’espère ne plus jamais éprouver.
Lugh roula sur le côté pour observer ce qui se passait. En se déplaçant ainsi, il s’arrangea pour que ses mains menottées ne soient plus visibles. Je le sentis utiliser mes doigts pour forcer un des bracelets qui ne résista pas à sa force de démon.
Raphael arracha la fillette hurlante des bras d’Alex. Les petits bras et les petites jambes de l’enfant s’agitaient en tous sens et mon cœur se serra même si je comprenais ce que Raphael était en train de faire.
— Calme-toi, Tommy ! lui ordonna Grand Chef. Nous avons mieux à faire avec cette otage.
Depuis l’autre bout de la pièce, Raphael croisa mon regard en désignant d’un coup d’œil l’autre fillette qui tremblait sous sa couverture. Lugh et moi captâmes clairement le message.
Lugh bondit sur ses pieds et se lança au travers de la pièce pour se placer entre la fillette et les démons. À cet instant, Grand Chef et compagnie comprirent qu’il ne se passait pas ce qu’ils avaient cru de premier abord. Mais c’était trop tard.
Gardant son corps entre l’enfant qu’il portait et les deux démons, Raphael percuta du poing droit le menton d’Alex. L’impact produisit un craquement horrible et Alex devint aussitôt inerte, probablement mort.
Lugh passa la main sous mon sweat-shirt et arracha le Taser collé à mon ventre. Il se battrait comme un humain ordinaire à moins d’être obligé de faire usage de sa force de démon. Il ne valait mieux pas qu’un de ces démons retourne dans leur Royaume pour répandre la nouvelle que j’étais possédée. Trop de gens devineraient que j’hébergeais encore Lugh.
Ce dernier se servit de son corps pour garder l’enfant collé contre le mur, hors de danger, pendant qu’il tirait au Taser sur Copain. Lugh visait bien et Copain s’effondra en hurlant.
Je n’étais pas certaine de ce que nous allions faire de Grand Chef. Difficile pour Raphael de l’attaquer alors qu’il protégeait toujours la fillette et je doutais que Lugh aurait eu le temps de recharger le Taser, même si j’avais eu une autre cartouche sur moi, ce qui n’était pas le cas.
Avant que j’aie le temps d’y réfléchir, l’explosion assourdissante d’un coup de feu résonna contre les murs du sous-sol. Le sang gicla de la poitrine de Grand Chef et celui-ci était mort avant même de toucher le sol.
Pivotant sur moi-même, je vis Claudia, debout, dos à l’escalier, les deux bras tendus devant elle, les mains pressées l’une contre l’autre. Le canon de l’arme, qui avait suivi la chute du corps de Grand Chef, pointait toujours vers le sol. Elle avait les yeux écarquillés et cernés mais ses mains ne tremblaient pas. Sa mâchoire était raide de colère et de détermination.
Bien que Lugh contrôle mon corps, mes oreilles vibraient toujours de la détonation. Par-dessus le bourdonnement, j’entendis la voix de Tommy quand il se tourna vers Claudia tout en tenant la fillette qui se débattait et hurlait toujours.
— Joli coup, dit-il avec un haussement sardonique du sourcil. Mais vous pouvez poser l’arme maintenant.
Claudia déglutit sans abandonner sa position de tir.
— Posez d’abord ma fille !
— Croyez-moi, Claudia, dit-il en s’exécutant, je ne vous aurais pas donné mon arme si j’avais eu l’intention de faire du mal à vos filles.
Il se releva lentement, les mains écartées.
Toute cette dispute avait donc été une comédie de leur part. Je n’étais pas surprise que Raphael puisse être aussi convaincant, étant donné qu’il passait la moitié de sa vie à mentir et à tromper tout le monde, mais la performance de Claudia avait été très impressionnante.
Dès que ses pieds touchèrent le sol, la fillette courut vers sa mère, jetant ses bras autour des jambes de celle-ci pour brailler contre sa cuisse. Claudia, abaissant l’arme avec un soupir de soulagement, caressa les cheveux de sa fille de sa main libre.
Derrière moi, la deuxième fillette cessa enfin de se cacher sous sa couverture. Elle en sortit en gigotant avant de rejoindre sa sœur dans les bras de leur mère. Se déplaçant toujours lentement et précautionneusement, Raphael s’approcha du trio en larmes.
— Vous pouvez me rendre mon arme ? demanda-t-il. Ainsi vous pourrez vous servir de vos deux bras pour les serrer contre vous.
Claudia lui adressa un sourire qui disait combien elle ne lui faisait pas confiance. Mais il était difficile de serrer deux petites filles dans ses bras tout en tenant une arme. Après un moment d’hésitation, elle tendit le pistolet à Raphael.
— Merci, Morgane, me murmura Lugh.
— Pourquoi ?
— Pour ne pas avoir paniqué. Pour m’avoir laissé prendre le contrôle. Pour m’avoir laissé garder le contrôle. Pour m’avoir fait confiance.
Bizarrement émue par ces paroles, je ne répondis pas tout de suite. Et quand je le fis, j’avais repris les commandes de mon corps.
— Je t’en prie, dis-je, si doucement que personne d’autre que Lugh ne put entendre.